• Un triptyque de nouvelles

    Dans cette rubrique sera publié un trio de nouvelles, chaque nouvelle correspondant à l’une de mes participations au concours de nouvelles de mon lycée. Je préfère les rassembler pour diverses raisons, la première étant qu’elles se répondent les une aux autres, traitant toutes trois de thèmes relativement proches, bien que sous des optiques très différentes. De plus, il s’agit de trois nouvelles fantastiques, et les trois sont relativement courtes.

    Je tiens à préciser qu’il me semble que seule la plus récente vaut la peine d’être lue. C’est d’ailleurs la seule des trois à avoir décroché un prix.

    Si vous comptez toutes les lire, le mieux serait de commencer par la plus ancienne, qui correspondra au plus ancien article, c’est-à-dire celui tout en bas.

    Enfin, je vais succinctement présenter chacune de ces trois nouvelles, mais il vaut peut-être mieux que vous vous fassiez votre propre avis par vous-même.

    La plus ancienne « L’Entre deux mondes » date de 2011, quand j’avais encore quinze ans. Le thème se résumait à une photographie d’une porte avec des inscriptions dessus. La nouvelle que j’avais alors rendue souffre de plusieurs défauts : trop de description et une histoire somme toute banale, racontée d’une manière tout aussi banale.

    La seconde date de 2012 ; le thème était la phrase « Il faut ralentir… et vite ! » accompagnée de plusieurs photographies d’horloge. Ma nouvelle « Le sablier inversé » était cette fois-ci relativement originale sur la forme, mais la fin est hélas incompréhensible (ou vraiment sujette à supposition).

    La dernière date donc du début de cette année scolaire. Elle se prénomme « Idée fugace » et, cette fois-ci, a l’immense qualité de n’être ni incompréhensible ni totalement dépourvue d’intérêt.

    Bonne lecture !

     

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    Idée fugace

     

    C’est un dessin.

    Première pensée qui lui vint à l’esprit. Le paysage n’était qu’un dessin, des monts esquissés, un horizon inachevé. Des traits épars qui comptaient une histoire.

    Gravure ou peinture ? s’interrogea-t-il en scrutant le sol blanc. Gravure, cela siérait mieux aux angles des montagnes.

    Les montagnes se dressaient au loin, accoudées à l’horizon inexistant. Elles surplombaient la scène. A moins qu’elles n’en soient que la fin. Elles ont l’air d’être très loin.

    Il les observa plus attentivement. Oui, c’est cela. Elles sont sur un autre plan. On les croirait presque surgies du néant, et, bien qu’il n’y ait pas de brume, l’on ne sait pas exactement où elles commencent. Ni où elles s’achèvent. C’est une masse sombre qui se détache du blanc du ciel comme du blanc de la plaine.

    Mais il retint son geste, et se reprit. Ce ne sont pas des montagnes, mais de grands rochers, et leur ombre est leur commencement. Il ne devait pas se tromper – pas maintenant.

    Une obscurité entrecoupée de lumière déchiquetait les rocs. En contrebas, ombres et guerriers dansaient de concert, parfois engloutis par une immense tache sombre.

    Ce n’est pas une tache. Juste une autre ombre. C’est celle de l’observateur sur les hauteurs, celle de l’espion ennemi, du voyageur curieux, de l’artiste rêveur. C’est la mienne.

    L’ombre arborait un chignon, mais semblait être celle d’un homme. Me voilà Chinois, songea-t-il ironiquement.

    Le soleil doit être derrière moi, puisque mon ombre est devant. Il se retourna, et retint un frisson. Il ne voyait rien, seulement du vide jusqu’à l’infini. Je ne dois pas regarder par-là. Je ne dois jamais me tourner vers ce qui n’est pas, ou je perdrais ce qui commence à être. Son regard revint sur les guerriers agiles et les rochers immobiles. Il chercha d’où venait la lumière qui éclairait la scène.

    Il n’y a pas de soleil, en fait. Beaucoup d’ombres, mais aucune pour suivre la même logique. Certaines se suivent, et d’autres leur tournent le dos. Elles se contredisent. La source de lumière n’est pas unique… Alors pourquoi n’ont-ils tous qu’une seule ombre ? Il faut croire qu’il n’y a pas de source de lumière du tout.

    Songeur, il laissa ses pensées glisser jusque sur les silhouettes qui ne se vêtaient que de noir, de blanc et de gris. Pas de soleil, donc pas de couleur. C’est logique. C’est comme les premiers instants de l’aube, lorsque les teintes se devinent mais que les vraies couleurs tardent à venir.

    Il descendit, sans réussir à discerner le chemin qu’il parcourait. Le sol est tant recouvert de brume qu’il en est blanc. Il marcha un temps, avant de remarquer que l’ombre ne l’avait pas suivi, et demeurait, noire et immense, tranchant sur la monotonie de la plaine.

    Elle ne m’a pas suivi. Il la scrutait, étonné, alors qu’elle s’étendait non loin de lui. Finalement, se n’était pas la mienne, comprit-il, plus amusé qu’autre chose par sa découverte. C’est donc celle de celui qui regarde, et cela uniquement. C’est ce qu’il voit en premier ; une ombre qui ne lui appartient que s’il ne bouge pas.

    Les hommes étaient nets, maintenant. Ils demeuraient silhouettes, mais étaient aisément discernables. Séparés en deux groupes, ils se faisaient face dans des postures plus ou moins hostiles vis-à-vis de ceux de l’autre groupe. L’un était penché au-dessus de l’ombre ; la plupart gardaient leurs bras derrière leur dos en signe de défiance, sauf un, qui, le bras tendu vers l’extrémité de l’amas rocheux, déclamait les raisons qui lui permettaient de se prétendre possesseur de ce qui s’étendait, caché au-delà des roches.

    Il entendait sans mal la voix : nul vent, nulle bourrasque ne venait troubler le silence du tableau qu’ils formaient, eux, les combattants hargneux et les rocs aux contours brisés.

    Un dragon. Il parle d’un dragon, saisit-il très vite. Un dragon roi d’une rivière que la sècheresse a fait disparaître. Irrémédiablement. Il ferma les yeux et se laissa porter par l’histoire contée.

    Autrefois, une large rivière jaillissait des rochers et s’écoulait en méandre dans la plaine. Un dragon l’habitait et la faisait vivre.

    On racontait que le dragon évoluait au sein de tours de cristal, et que du savoir des dieux il était gardien.

    Puis vint un jour où un jeune homme – qui correspondait implicitement à celui qui parlait – découvrit un œuf étrange flottant entre des roseaux épars, au bord d’un lac. Plein de déférence pour le roi-dragon, il partit le lui remettre sans attendre.

    Reconnaissant, celui-ci lui accorda un grand honneur : si jamais il advenait qu’il vienne à dépérir, lui, le roi-dragon, alors le savoir des dieux serait sien.

    Les années passèrent, sans que ne meure le dragon ; puis la chaleur vint, et la pluie partit. Les ruisseaux les premiers s’asséchèrent, puis la rivière à son tour. L’eau jamais ne revint, jamais plus les nuages ne survolèrent ni la plaine ni les roches qui s’y dessinaient.

    Une rumeur naquit. De murmure allusif, elle devint certitude. L’âme de la rivière n’était plus, et tous comprirent que le roi-dragon avait trouvé la mort.

    Un enfant était monté en haut des rochers, avait scruté l’horizon, puis était revenu au village. Il annonça qu’il avait aperçu le dragon, tout en bas, lové autour de son œuf mort-né.

    Etendu derrière les grands rochers de la plaine. Mort là où prenait source l’ancienne rivière.

    La conclusion ne se fit pas attendre. L’homme accourut au plus vite, pour récupérer la sagesse qui lui avait été promise, à lui et à nul autre. Les autres n’avaient aucun droit là-dessus, quoi qu’ils puissent en dire.

    Son discours fini, un vague brouhaha surgit, puis toutes les silhouettes se turent. Elles auraient beau parler, elles n’arriveraient jamais à s’accorder sur les droits des uns et des autres.

    D’hostiles, leurs postures devinrent plus explicites. Mais c’est qu’ils vont se battre… Faut-il que j’attende encore ? Il regarda les ombres, s’attarda sur les postures. Cette image-là est parfaite. Il me la faut.

    Il leva le bras, et le paysage se figea. Il entendait des protestations, de la consternation de la part des silhouettes humaines. Elles ne pouvaient plus bouger, semblait-il. Esquissées à jamais dans des contours flous qui ne pourraient être changés, malgré toute la volonté qu’ils y mettraient.

    Tout mouvement les avait quittés. Tout ce qui les rendait vivant les avait abandonnés. Normal. Ils ne doivent plus bouger, maintenant que j’ai trouvé la vision adéquate.

    Il sourit, de plus en plus satisfait à mesure que les images prenaient formes devant lui, sans réussir à recouvrer la vitalité qui leur faisait à présent défaut.

    Les cris se firent murmures, puis se tarirent. Le crissement seul demeura à lutter contre le silence.

    Leur histoire est achevée, enfin. Et nul autre que moi n’en aura connaissance. C’est presque dommage ; elle était belle, cette histoire. J’aurais aimé en connaître la fin… Seulement il fallait que je la leur prenne, avant qu’elle ne s’échappe. Plus tard, ils auraient été libres, et vivant, mais je les aurais oubliés.

    Un dernier trait. Il releva la main et fit un pas en arrière, cherchant de potentielles erreurs. Il n’y en avait pas.

    Il prit la gravure, l’observa, puis la reposa. Alors il se détourna de la vision volée tout en abandonnant ses outils sur la table de son atelier.

    Il s’en fut, heureux d’avoir, encore une fois, réussit à basculer dans la réalité un fragment de l’un des si nombreux mondes oniriques. Ravi d’être parvenu à ramener de son voyage une bribe de songe, quitte à l’effacer de l’univers dont elle était issue. Dommage pour ce monde. Dommage pour ces hommes. Je les ai dépossédés de leur vie. Mais qui puis-je ? Il faut bien que je peigne, que je grave et que je dessine.

    Alors qu’il marchait, son esprit dériva au loin, sur les chemins égarés de l’imagination. Bientôt un autre paysage se forma, une autre histoire s’esquissa.

    Et le peintre revint. Il prit un crayon, et, lentement, recommença à figer dans l’existence les images mouvantes de son subconscient. 

     


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    Le sablier inversé

     

    Une porte s’ouvre, une jeune fille sort ; un coup d’œil à l’intérieur, elle lance au vendeur un sourire radieux.

    « - Encore merci pour l’horloge, monsieur !

    - C’est le moins que je puisse faire, Lucille ; tu viens tellement souvent, après tout… »

    Elle acquiesce, laisse la porte se refermer lentement, et s’éloigne, serrant tout contre son cœur la petite horloge à l’air faussement ancien, avec ses arabesques de bois et son cadran de plastique. Son visage prend un aspect étrange, perdu entre une espèce de joie naïve et une mélancolie infinie. La devanture s’éloigne de plus en plus alors qu’elle marche, les yeux dans le vague.

     

    Crois-tu vraiment à la réussite, cette fois-ci ? Vraiment ? Tu y crois encore ? Tu pensais la même chose hier, avant hier ; demain tu t’aveugleras tout autant ; ne serait-il pas temps que tu ouvres les yeux ? Peut-être ? Non ? Et pourquoi donc ? L’espoir, hein ? Ce ne serait pas un peu futile, des fois, de continuer après des années à s’accrocher à des chimères  ? Tu t’en fiches… ? Tu t’entêtes… Et bien, soit ; on verra quand tu auras encore échoué…

     

    Elle semble errer entre les rues, sans but précis. S’arrête devant une vitrine, regarde un passant, contourne un pâté de maison, attend que le feu passe au vert, traverse un boulevard. Les ruelles s’enchaînent, des arbres s’esquissent au tournant, s’effacent deux pas plus loin ; les immeubles changent sans cesse de forme, grands, immenses, élégants, rabougris, délabrés, fissurés…

     

    Oh ! Attends ! Ne me dis pas que tu penses être capable de m’échapper… C’était donc là ton but ? Action bien veine que voilà ! Ce n’est pas de l’espoir, c’est juste de la folie…

     

    Elle ralentit, s’arrête devant une porte, tape un code. Elle ne tient plus son horloge que d’une main, les doigts crispés autour d’un des pieds, crispés au point que ses articulations blanchissent. Elle entre, lève la tête, la secoue, et, les lèvres pincées, commence l’ascension des marches.

     

    Dans l’autre sens… ? En quoi fuir par l’autre côté pourrait te permettre de me distancer … ? Tu oublies que le chemin n’a qu’un seul et unique sens. Nager à contre courant ne t’est pas accessible. Tu crois vraiment que si ? Et si tu n’y arrives jamais, que feras-tu ? Surtout que la fin se rapproche…

     

    Elle se faufile à l’intérieur d’un appartement, éclairé, les fenêtres entrouvertes, un pot de fleur sur le balcon. Deux jeunes hommes sont penchés sur un ordinateur, l’un tape, l’autre relit. Le plus proche se lève à son entrée.

    « Eh ! Sœurette ! Alors, tes courses… ? Fais voir… Encore une horloge ! Mais tu les collectionnes ma parole ! Ou tu les perds toutes… Tu n’en avais pas déjà acheté une, hier ?

    - Si, si… Mais elle s’est cassée… enfin je crois… Et celle-là me plaisait…

    - C’est curieux… Tu es sûre de ne pas t’être fait arnaquer ? Surtout que… Attends, fais voir… les aiguilles tournent dans le mauvais sens, là, sur ton horloge… »

    Lucille observe le cadran quelques secondes ; ses trais dessinent la surprise.

    « Ah, tiens, c’est vrai… Je n’avais pas remarqué… »

    L’autre s’approche, tapote la mécanique déréglée.

    « Tu devrais aller te faire immédiatement rembourser. Vraiment, les magasins de nos jours… !

    - Oh non, ce n’est pas grave, vraiment… Je l’aime beaucoup comme ça… Désolée, mais…enfin, excusez-moi, j’ai à faire !

    - Eh ! Mais c’est de l’argent que tu jettes en agissant ainsi… eh, attends ! »

    Le frère l’arrête, lui montre le ciel qui s’assombrit.

    « Laisse-là donc… ce n’est pas dramatique, si ma sœur perd toutes ses économies en horloges défectueuses. De toute façon, il fait déjà nuit, alors… »

    Ils se concertent, rient quelques minutes, s’en retournent à leur texte.

     

    Et maintenant, que vas-tu faire ? Tu crois toujours que l’autre sens marchera …? Si ? Non ? Tu commences à douter ? C’est normal, l’heure de vérité approche… C’est la peur de l’échec, que veux-tu… Enfin, tu vas échouer, voilà qui est évident ; c’était joué dès avant que tu n’ais seulement l’idée de relancer tes dés. Maintenant, tu t’angoisses, tu t’inquiètes ; mais quelle importance ? Je n’ai que faire de tes états d’âme, ne crois pas qu’ils m’empêcheront de te rattraper…

     

    Elle pose doucement l’horloge sur sa table de chevet, à un emplacement vide d’objet et de poussière. Un globe de taille moyenne la cache des regards extérieurs, on ne peut l’observer que depuis le lit. Lucille tourne quelques instants dans la chambre, puis s’assit au bureau. Elle saisit un pinceau, étale une feuille de papier fin, sort une pierre à encre, dispose le tout, fabrique consciencieusement une encre noire, épaisse. Elle reprend le pinceau, le mouille un peu, en trempe la pointe dans l’ébène, étale les poiles en bas de la feuille, trace une courbe d’un mouvement vif et large. Recommence, ajoute les tiges, soupire et repose le pinceau. Elle écarte la feuille, laisse les orchidées sans fleur, inachevées. Elle recommence, essaie les chrysanthèmes, dessine les étamines, commence les pétales, s’arrête.

     

    Rien… les aiguilles à l’envers… Etrange, non ? Tu ne trouves pas ? Et pourtant… De toute façon, à quoi bon ? Les fleurs elles-même ne font guère exception ; comme pour toutes choses, je les suis, je les poursuis. Inexorablement, je les rattrape…

     

    Elle ouvre un livre, le feuillette, lance un regard inquiet, inquisiteur, vers l’horloge cachée, referme l’ouvrage. Se penche vers un casse-tête couché sur l’étagère, le manipule, tente une combine, échoue, le lâche. Se retourne, ouvre son sac d’école, relit une page de cours, souligne une phrase, range le cahier, observe la couverture du livre d’histoire, soupire, se relève, reprend un livre, le repose sans même l’avoir ouvert. Met un peu de musique. Soupire encore. Eteint la musique, met une autre chanson… Eteint de nouveau.

     

    Ta façon d’empêcher l’inévitable est des plus curieuses… Tout faire pour n’avoir rien fait au final… Un peu triste, un peu dommage quand on y repense, non ? Passer sa vie à courir sans savoir pourquoi… A moins que tu n’en connaisses la raison, et que ce ne soit cette simple réponse qui te presse tant… Le but ignoré qui s’échappe dès qu’on le frôle…

     

    Elle se saisit de l’horloge, observe le cours inversé du temps, l’aiguille des heures qui s’approche du douze en passant par le un. Une demi-heure avant minuit, avant l’heure zéro, l’heure où tout recommence… Elle fronce les sourcils, reprend le livre avec entêtement, s’allonge sur le lit, ouvre directement au milieu, lit en sautant tout ou partie des paragraphes, ne retient qu’une vague idée du tout, juste deux-trois mots qui reviennent : continent, englouti… La nuit a recouvert la ville depuis longtemps, les rues restent éclairées malgré tout. Ses paupières se ferment, le livre tombe, elle s’endort. Il est minuit à l’horloge déréglée.

     

    Tu vois, tu as échoué…Comment ça, pas encore ? Me crois-tu aveugle ? Ne t’ai-je pas déjà dit que rien ni personne ne m’échappe, que ce soit un homme, une fleur, une pluie, un éphémère ? Nul ne peut me contrôler, et certainement pas toi. Les secondes, les minutes, les heures, les jours, les années, les vies s’égrènent et tu continues à chercher la réponse qui n’existe pas, à poursuivre tes chimères… Mais que penses-tu donc ? Tu sais pourtant bien que les morts eux-même ne peuvent ralentir et s’arrêter au bord de la route…

     

    C’était un peu éthéré, un peu flou, pourtant terriblement précis : les couleurs vives, les sons nombreux et distincts, les formes détaillées… C’était juste les contours ; tout semblait n’avoir ni fin ni début.

    C’était un chemin. Une route. Une voie. Tout autour n’était qu’un brouillard mouvant et vide. Du néant. Seule existait la voie, le reste n’était pas, n’avait ni consistance, ni vie.

    Tout allait dans un sens, vers l’avant, rien ne se détournait du chemin, rien ne faisait demi-tour, rien ne s’arrêtait, tout avançait, sans jamais trouver la fin de la route. Du néant mouvant émergeaient des nappes de brumes, et brusquement, des hommes, des poussières, des fleurs, des pierres, des rêves, des étoiles, des univers s’éteignaient, disparaissaient, mourraient.

    La voie s’étiola ; un immense sablier apparut ; la terre tassée devint une gigantesque dune de sable doré, une dune prisonnière du verre et un sablier dont le sable s’écoulait vers le ciel. Un continent luxuriant, florissant, étouffait sous l’afflux constant de sable ; très vite il n’en resta plus rien.

    Puis tout s’effaça, plus de verre, de continent, de sablier ; juste elle, assise, du sable dans les mains. Quelqu’un la regardait, la suppliait, essayait désespérément de se dépêtrer du sable qui s’amoncelait tout autour de lui. Elle tentait d’empêcher le sable de lui glisser entre les doigts, mais le flot continuait, régulier, inexorable, incontrôlable. L’humain cria, avala du sable ; elle pleurait, il s’étrangla, tomba, disparut, involontairement tué.

     

    Echoué, te dis-je, tu as échoué ! Accepte la vérité quand elle se présente à toi ! Ne t’aveugle donc pas ! Enfin, peut-être la réalité est-elle trop dure pour toi… Après tout, la faute ne vient que de toi, de toi et uniquement de toi. Et tu le sais. La faute à tes fols espoirs, la faute à tes chimères, à tes illusions…

    Quoi qu’au bout de compte, l’inverse n’eut rien changé… Tu vois bien que nul ne m’échappe… Je ne devrais pas même essayer de te convaincre ; s’écarter du chemin ne mène qu’à la perte, qu’à l’oubli… Tu le nies, mais tu le sais ; en vérité, la voie unique t’emplit de terreur… La vie, la mort, la fin, l’oublie, tu les crains, tu les évites, tu les fuis. Alors tu t’aveugles. Toujours, encore, à jamais…

     

    Elle ouvre les yeux. C’est le matin, le soleil commence à poindre. Elle baille, s’étire, doute, vérifie, se retourne, réalise ; la nuit s’en va de nouveau. Son regard erre au travers de la pièce, s’arrête sur le globe, descend un peu.

    « - Tu vois bien, j’avais raison, ça n’a pas marché… »

    Elle fixe le rectangle dénué de poussière, sur la table de chevet. Il n’y a plus d’horloge.


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    L’Entre deux mondes

     

    Le torrent dévalait avec rage les pentes abruptes des monts couronnés de neige et de glace. La rivière rugissait, bondissait sous la passerelle en bois, sans jamais s’arrêter. Les remous, toujours plus nombreux et plus violents, emplissaient l’air d’un bruit effroyable. Des gerbes d’eau s’écrasaient sur les roches fendues du rivage, inondant les quelques plantes téméraires qui poussaient çà et là, accrochées à la terre par de trop fines racines. Une bruine blanche cachait aux regards les hauteurs des chutes ; la rivière semblait sortir du néant.

    Une silhouette se détachait de la brume, accoudée à la rambarde du pont, plongée dans la contemplation silencieuse des flots tumultueux du torrent, des fugitifs arcs-en-ciel créés par l’eau et la lumière, des milliards de gouttelettes étincelantes qui rendaient l’air plus humide qu’après une pluie printanière.

    Immuable statue vêtue de noir à la chevelure parsemée de billes d’eau, la jeune femme paraissait indécise. Elle hésitait. Elle hésitait à avancer, à reculer, à marcher tout simplement.

    Le soir approchait. Un ultime rayon de soleil embrasa l’horizon. Alors seulement, elle se détacha de la vision de l'onde en perpétuel mouvement. Il fallait partir. Partir loin, et partir vite…

    Des lambeaux de brume que la lumière des étoiles teintait d’argent s’accrochaient aux sapins, tournoyaient lentement autour des hautes cimes couvertes d’aiguilles. Le sentier avançait droit, sans détour, s’enfonçant par le plus court chemin à l’intérieur des bras fantomatiques de cette nuit sans lune.

    Le sous-bois, inondé de volutes obscures et blanchâtres, embaumait la sève de pin et l’écorce humide. Ci et là, on apercevait des bancs de violettes aux pétales blancs, pétales qui, si l’on n’y prenait garde, devenaient bleus, puis mauves. Les arbres se penchaient, murmuraient ; puis, lentement, ils se turent, laissant la forêt s’enfermer dans son éternel linceul de silence.

    La marche fut longue ; l’aube pointa. Les arbres et la brume s’effacèrent, laissant place à l’aurore ténébreuse du petit matin et aux lueurs lointaines d’un village niché au creux d’un vallon.

    Du village, seul le bruit lui resta en mémoire. Des centaines de voix s’y élevaient, pourtant, personne ne parlait, tous avançaient, regardant ailleurs, plongés comme ils l’étaient dans leurs sombres pensées.

    Un enfant courait au milieu des passants. Il lui fit signe, et soudain, il lui apparut qu’il fallait qu’elle le suive, qu’elle le rattrape, qu’elle le prenne dans ces bras ; elle ne voulait pas qu’il tombe, qu’il se perde, qu’il parte, qu’il disparaisse.

    C’était son fils. Le fils qu’elle n’avait jamais eu. Le fils qu’elle n’aurait jamais…

    Elle s’élança et, en vain, tenta de le rejoindre. L’enfant s’était fait oiseau, et nul n’aurait pu le rattraper. Il se fit hirondelle, puis moineau, puis aigle, puis mésange. Mais toujours, elle ne voyait qu’un petit garçonnet aux joues rondes, aux cheveux bruns, en bataille, les mêmes que les siens. Elle ne voyait qu’un fils aux yeux rieurs et au sourire rayonnant.

    L’oiseau s’arrêta soudain, au milieu d’une ruelle étroite qui sentait la neige et le vent, la poussière et l’antiquité, la nuit d’automne et les fleurs du printemps. Elle accourut, sa main frôla presque l’épaule de l’enfant. Lentement, il tourna la tête vers elle, il l’observa gravement, il lui sourit gentiment. Puis il s’envola. A jamais il  disparut entre les nuages. La femme voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Deux larmes d’impuissance tracèrent des sillons glacés sur son visage éploré. Il était parti, effacé comme la lune lorsque passe un nuage de tempête.

    Les yeux vides, elle se remit à marcher. Elle  avançait comme un automate, sans penser à rien.

    Une porte se dressait sur le mur, au milieu de la sinueuse ruelle. Elle était grise, délabrée, et semblait ouvrir sur un monde coupé de la réalité. Un monde plus heureux, peut-être.

    Une étincelle d’espoir se ralluma dans son regard éteint. L’image d’un petit garçon brun lui revint en mémoire. Résolue, elle posa sa main sur la poignée.

    Elle ouvrit la porte.

     

    Assis sur le toit d’un chalet de bois, l’enfant vit sa jeune mère plonger tout droit dans le passage qui la mènerait à sa perte. Un instant, le temps d’un souffle, son cœur se serra. Une vague de mélancolie le submergea, puis se retira, ne laissant derrière elle qu’une plage abandonnée de tout sentiment.

    Alors, il prit son envole, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait. Quiconque aurait levé la tête vers le ciel à ce moment là aurait vu un oiseau drapé de noir s’élancer vers l’astre flamboyant, comme si sa vie en dépendait.

     

    Une grande bâtisse blanche se dressait au milieu d’un parc. L’une de ces fenêtres, au deuxième étage, était entrouverte. Une brise aussi légère qu’une plume s’y engouffra.

    La pièce n’était ni petite, ni grande. Ses murs étaient blancs, tout comme le lit qui se trouvait en son centre, tout comme les blouses des infirmières qui s’affairaient avec application. Au centre reposait une jeune femme au ventre rond et aux longs cheveux bruns qui s’éparpillaient sans ordre apparent sur l’oreiller, formant une auréole autour de son visage d’une pâleur mortelle.

    Un enfant sans souffle naquit. La femme hoqueta, et, malgré les efforts désespérés des médecins, la flamme qui brûlait en elle s’éteignit, alors qu’elle passait le seuil de la mort dans un village lointain, au milieu d’une étrange ruelle.

    Une mère cria quand enfin on lui annonça la nouvelle. Un mari s’effondra de chagrin, une sœur pleura toutes les larmes de son corps. La joie disparut de toute une famille, détruite par une lance de glace. Seul resta le souvenir d’une petite fille joueuse, d’une enfant espiègle, d’une adolescente vive et révoltée, d’une jeune femme partie au loin étudier, d’une future mère souriante et heureuse, et d’un regard éteint, d’un regard sans vie, d’un regard sans âme.

    Mais une mésange avait franchi la fenêtre ouverte aux quatre vents. Elle tournoya un instant puis se posa sur le corps du nourrisson qui n’avait su prendre sa première goulée d’air. Elle se fondit en lui, ne fit plus qu’un avec lui, elle lui donna sa force, sa vigueur et son cœur.

    Doucement, la poitrine de l’enfant se souleva. Ses yeux s’ouvrirent et, blessé par la vive lumière du jour, il se mit à pleurer.

     


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