• Nouvelle III : Idée fugace

     

    Idée fugace

     

    C’est un dessin.

    Première pensée qui lui vint à l’esprit. Le paysage n’était qu’un dessin, des monts esquissés, un horizon inachevé. Des traits épars qui comptaient une histoire.

    Gravure ou peinture ? s’interrogea-t-il en scrutant le sol blanc. Gravure, cela siérait mieux aux angles des montagnes.

    Les montagnes se dressaient au loin, accoudées à l’horizon inexistant. Elles surplombaient la scène. A moins qu’elles n’en soient que la fin. Elles ont l’air d’être très loin.

    Il les observa plus attentivement. Oui, c’est cela. Elles sont sur un autre plan. On les croirait presque surgies du néant, et, bien qu’il n’y ait pas de brume, l’on ne sait pas exactement où elles commencent. Ni où elles s’achèvent. C’est une masse sombre qui se détache du blanc du ciel comme du blanc de la plaine.

    Mais il retint son geste, et se reprit. Ce ne sont pas des montagnes, mais de grands rochers, et leur ombre est leur commencement. Il ne devait pas se tromper – pas maintenant.

    Une obscurité entrecoupée de lumière déchiquetait les rocs. En contrebas, ombres et guerriers dansaient de concert, parfois engloutis par une immense tache sombre.

    Ce n’est pas une tache. Juste une autre ombre. C’est celle de l’observateur sur les hauteurs, celle de l’espion ennemi, du voyageur curieux, de l’artiste rêveur. C’est la mienne.

    L’ombre arborait un chignon, mais semblait être celle d’un homme. Me voilà Chinois, songea-t-il ironiquement.

    Le soleil doit être derrière moi, puisque mon ombre est devant. Il se retourna, et retint un frisson. Il ne voyait rien, seulement du vide jusqu’à l’infini. Je ne dois pas regarder par-là. Je ne dois jamais me tourner vers ce qui n’est pas, ou je perdrais ce qui commence à être. Son regard revint sur les guerriers agiles et les rochers immobiles. Il chercha d’où venait la lumière qui éclairait la scène.

    Il n’y a pas de soleil, en fait. Beaucoup d’ombres, mais aucune pour suivre la même logique. Certaines se suivent, et d’autres leur tournent le dos. Elles se contredisent. La source de lumière n’est pas unique… Alors pourquoi n’ont-ils tous qu’une seule ombre ? Il faut croire qu’il n’y a pas de source de lumière du tout.

    Songeur, il laissa ses pensées glisser jusque sur les silhouettes qui ne se vêtaient que de noir, de blanc et de gris. Pas de soleil, donc pas de couleur. C’est logique. C’est comme les premiers instants de l’aube, lorsque les teintes se devinent mais que les vraies couleurs tardent à venir.

    Il descendit, sans réussir à discerner le chemin qu’il parcourait. Le sol est tant recouvert de brume qu’il en est blanc. Il marcha un temps, avant de remarquer que l’ombre ne l’avait pas suivi, et demeurait, noire et immense, tranchant sur la monotonie de la plaine.

    Elle ne m’a pas suivi. Il la scrutait, étonné, alors qu’elle s’étendait non loin de lui. Finalement, se n’était pas la mienne, comprit-il, plus amusé qu’autre chose par sa découverte. C’est donc celle de celui qui regarde, et cela uniquement. C’est ce qu’il voit en premier ; une ombre qui ne lui appartient que s’il ne bouge pas.

    Les hommes étaient nets, maintenant. Ils demeuraient silhouettes, mais étaient aisément discernables. Séparés en deux groupes, ils se faisaient face dans des postures plus ou moins hostiles vis-à-vis de ceux de l’autre groupe. L’un était penché au-dessus de l’ombre ; la plupart gardaient leurs bras derrière leur dos en signe de défiance, sauf un, qui, le bras tendu vers l’extrémité de l’amas rocheux, déclamait les raisons qui lui permettaient de se prétendre possesseur de ce qui s’étendait, caché au-delà des roches.

    Il entendait sans mal la voix : nul vent, nulle bourrasque ne venait troubler le silence du tableau qu’ils formaient, eux, les combattants hargneux et les rocs aux contours brisés.

    Un dragon. Il parle d’un dragon, saisit-il très vite. Un dragon roi d’une rivière que la sècheresse a fait disparaître. Irrémédiablement. Il ferma les yeux et se laissa porter par l’histoire contée.

    Autrefois, une large rivière jaillissait des rochers et s’écoulait en méandre dans la plaine. Un dragon l’habitait et la faisait vivre.

    On racontait que le dragon évoluait au sein de tours de cristal, et que du savoir des dieux il était gardien.

    Puis vint un jour où un jeune homme – qui correspondait implicitement à celui qui parlait – découvrit un œuf étrange flottant entre des roseaux épars, au bord d’un lac. Plein de déférence pour le roi-dragon, il partit le lui remettre sans attendre.

    Reconnaissant, celui-ci lui accorda un grand honneur : si jamais il advenait qu’il vienne à dépérir, lui, le roi-dragon, alors le savoir des dieux serait sien.

    Les années passèrent, sans que ne meure le dragon ; puis la chaleur vint, et la pluie partit. Les ruisseaux les premiers s’asséchèrent, puis la rivière à son tour. L’eau jamais ne revint, jamais plus les nuages ne survolèrent ni la plaine ni les roches qui s’y dessinaient.

    Une rumeur naquit. De murmure allusif, elle devint certitude. L’âme de la rivière n’était plus, et tous comprirent que le roi-dragon avait trouvé la mort.

    Un enfant était monté en haut des rochers, avait scruté l’horizon, puis était revenu au village. Il annonça qu’il avait aperçu le dragon, tout en bas, lové autour de son œuf mort-né.

    Etendu derrière les grands rochers de la plaine. Mort là où prenait source l’ancienne rivière.

    La conclusion ne se fit pas attendre. L’homme accourut au plus vite, pour récupérer la sagesse qui lui avait été promise, à lui et à nul autre. Les autres n’avaient aucun droit là-dessus, quoi qu’ils puissent en dire.

    Son discours fini, un vague brouhaha surgit, puis toutes les silhouettes se turent. Elles auraient beau parler, elles n’arriveraient jamais à s’accorder sur les droits des uns et des autres.

    D’hostiles, leurs postures devinrent plus explicites. Mais c’est qu’ils vont se battre… Faut-il que j’attende encore ? Il regarda les ombres, s’attarda sur les postures. Cette image-là est parfaite. Il me la faut.

    Il leva le bras, et le paysage se figea. Il entendait des protestations, de la consternation de la part des silhouettes humaines. Elles ne pouvaient plus bouger, semblait-il. Esquissées à jamais dans des contours flous qui ne pourraient être changés, malgré toute la volonté qu’ils y mettraient.

    Tout mouvement les avait quittés. Tout ce qui les rendait vivant les avait abandonnés. Normal. Ils ne doivent plus bouger, maintenant que j’ai trouvé la vision adéquate.

    Il sourit, de plus en plus satisfait à mesure que les images prenaient formes devant lui, sans réussir à recouvrer la vitalité qui leur faisait à présent défaut.

    Les cris se firent murmures, puis se tarirent. Le crissement seul demeura à lutter contre le silence.

    Leur histoire est achevée, enfin. Et nul autre que moi n’en aura connaissance. C’est presque dommage ; elle était belle, cette histoire. J’aurais aimé en connaître la fin… Seulement il fallait que je la leur prenne, avant qu’elle ne s’échappe. Plus tard, ils auraient été libres, et vivant, mais je les aurais oubliés.

    Un dernier trait. Il releva la main et fit un pas en arrière, cherchant de potentielles erreurs. Il n’y en avait pas.

    Il prit la gravure, l’observa, puis la reposa. Alors il se détourna de la vision volée tout en abandonnant ses outils sur la table de son atelier.

    Il s’en fut, heureux d’avoir, encore une fois, réussit à basculer dans la réalité un fragment de l’un des si nombreux mondes oniriques. Ravi d’être parvenu à ramener de son voyage une bribe de songe, quitte à l’effacer de l’univers dont elle était issue. Dommage pour ce monde. Dommage pour ces hommes. Je les ai dépossédés de leur vie. Mais qui puis-je ? Il faut bien que je peigne, que je grave et que je dessine.

    Alors qu’il marchait, son esprit dériva au loin, sur les chemins égarés de l’imagination. Bientôt un autre paysage se forma, une autre histoire s’esquissa.

    Et le peintre revint. Il prit un crayon, et, lentement, recommença à figer dans l’existence les images mouvantes de son subconscient. 

     


  • Commentaires

    1
    Mardi 3 Juin 2014 à 18:16

    C'est beau. Pour une fois je suis sérieuse, c'est vraiment beau; cela donne une bonne idée du monde imaginaire qui doit être le tien... C'est vrai que cela doit être dure de dessiner une histoire. Au mois en écrivant, on peut continuer l'histoire jusqu'où cela nous plaît...

    2
    Mardi 3 Juin 2014 à 18:25

    Merci :) Mon monde imaginaire ne ressemble pas tellement à ça, même si effectivement lorsqu'il s'agit de raconter une histoire, écrire est bien plus simple ^^

    Le pire, en fait, c'est que je ne sais même pas d'où m'est venue l'idée de cette histoire, parce qu'à la base l'image dont l'on devait s'inspirer battait vraiment des records de nullité, et que je n'avais par conséquent aucune idée.

    3
    Mardi 3 Juin 2014 à 18:53

    Eh bien, cette histoires sort quand même de ton imaginaire, non ? Alors elle doit en être un cousin au 52e degré...

    Tu sa gagné quoi comme prix pour celle là ? Le premier, j’espère !

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    4
    Mardi 3 Juin 2014 à 19:01

    Non :) Le troisième. Le jurys préférait l'humour, semble-t-il.

    Disons que c'est souvent l'impression que j'ai quand je dessine, ou même quand j'écris : tout l'univers est là, les personnages vivent, parlent, bougent, respirent, l'histoire a mille possibilité et est en mouvance perpétuelle, alors qu'une fois écrite/dessinée, elle ne peut plus changer, tu vois ? (je ne sais pas si je suis compréhensible...)

    D'un autre côté, la plupart du temps je ne pause pas ce genre de questions ^^ (tu imagines, sinon ? J'aurais l'impression de tuer mes personnages à chaque fois que j'écris sur eux x)

    5
    Lundi 30 Juin 2014 à 21:16

    magnifique est le mot qui décrit le mieux ton texte.

    6
    Lundi 30 Juin 2014 à 23:05

    Merci beaucoup !

    7
    Mardi 1er Juillet 2014 à 10:09

    de rien ! yes

    8
    Vendredi 28 Août 2015 à 15:06

    L'histoire est très bien trouvée, c'est vrai que je n'y aurais pas pensé !

    J'aime bien ce début mystérieux où on ne comprend pas vraiment. Et même à la fin, c'est encore mystérieux car c'est une nouvelle forme d'art qu'on découvre là ! ^^

    Elwin

    9
    Vendredi 28 Août 2015 à 17:10

    Merci ^^

    C'était un peu le but, que tout ne prenne son sens qu'à la fin :)

    10
    Samedi 29 Août 2015 à 11:07

    Oui, une nouvelle à chute quoi ! ^^

    11
    Samedi 29 Août 2015 à 11:45

    D'un autre côté, les meilleurs nouvelles sont celles avec des chutes, donc autant essayer d'en faire !

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