• Nouvelle I : L'Entre deux monde

     

    L’Entre deux mondes

     

    Le torrent dévalait avec rage les pentes abruptes des monts couronnés de neige et de glace. La rivière rugissait, bondissait sous la passerelle en bois, sans jamais s’arrêter. Les remous, toujours plus nombreux et plus violents, emplissaient l’air d’un bruit effroyable. Des gerbes d’eau s’écrasaient sur les roches fendues du rivage, inondant les quelques plantes téméraires qui poussaient çà et là, accrochées à la terre par de trop fines racines. Une bruine blanche cachait aux regards les hauteurs des chutes ; la rivière semblait sortir du néant.

    Une silhouette se détachait de la brume, accoudée à la rambarde du pont, plongée dans la contemplation silencieuse des flots tumultueux du torrent, des fugitifs arcs-en-ciel créés par l’eau et la lumière, des milliards de gouttelettes étincelantes qui rendaient l’air plus humide qu’après une pluie printanière.

    Immuable statue vêtue de noir à la chevelure parsemée de billes d’eau, la jeune femme paraissait indécise. Elle hésitait. Elle hésitait à avancer, à reculer, à marcher tout simplement.

    Le soir approchait. Un ultime rayon de soleil embrasa l’horizon. Alors seulement, elle se détacha de la vision de l'onde en perpétuel mouvement. Il fallait partir. Partir loin, et partir vite…

    Des lambeaux de brume que la lumière des étoiles teintait d’argent s’accrochaient aux sapins, tournoyaient lentement autour des hautes cimes couvertes d’aiguilles. Le sentier avançait droit, sans détour, s’enfonçant par le plus court chemin à l’intérieur des bras fantomatiques de cette nuit sans lune.

    Le sous-bois, inondé de volutes obscures et blanchâtres, embaumait la sève de pin et l’écorce humide. Ci et là, on apercevait des bancs de violettes aux pétales blancs, pétales qui, si l’on n’y prenait garde, devenaient bleus, puis mauves. Les arbres se penchaient, murmuraient ; puis, lentement, ils se turent, laissant la forêt s’enfermer dans son éternel linceul de silence.

    La marche fut longue ; l’aube pointa. Les arbres et la brume s’effacèrent, laissant place à l’aurore ténébreuse du petit matin et aux lueurs lointaines d’un village niché au creux d’un vallon.

    Du village, seul le bruit lui resta en mémoire. Des centaines de voix s’y élevaient, pourtant, personne ne parlait, tous avançaient, regardant ailleurs, plongés comme ils l’étaient dans leurs sombres pensées.

    Un enfant courait au milieu des passants. Il lui fit signe, et soudain, il lui apparut qu’il fallait qu’elle le suive, qu’elle le rattrape, qu’elle le prenne dans ces bras ; elle ne voulait pas qu’il tombe, qu’il se perde, qu’il parte, qu’il disparaisse.

    C’était son fils. Le fils qu’elle n’avait jamais eu. Le fils qu’elle n’aurait jamais…

    Elle s’élança et, en vain, tenta de le rejoindre. L’enfant s’était fait oiseau, et nul n’aurait pu le rattraper. Il se fit hirondelle, puis moineau, puis aigle, puis mésange. Mais toujours, elle ne voyait qu’un petit garçonnet aux joues rondes, aux cheveux bruns, en bataille, les mêmes que les siens. Elle ne voyait qu’un fils aux yeux rieurs et au sourire rayonnant.

    L’oiseau s’arrêta soudain, au milieu d’une ruelle étroite qui sentait la neige et le vent, la poussière et l’antiquité, la nuit d’automne et les fleurs du printemps. Elle accourut, sa main frôla presque l’épaule de l’enfant. Lentement, il tourna la tête vers elle, il l’observa gravement, il lui sourit gentiment. Puis il s’envola. A jamais il  disparut entre les nuages. La femme voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Deux larmes d’impuissance tracèrent des sillons glacés sur son visage éploré. Il était parti, effacé comme la lune lorsque passe un nuage de tempête.

    Les yeux vides, elle se remit à marcher. Elle  avançait comme un automate, sans penser à rien.

    Une porte se dressait sur le mur, au milieu de la sinueuse ruelle. Elle était grise, délabrée, et semblait ouvrir sur un monde coupé de la réalité. Un monde plus heureux, peut-être.

    Une étincelle d’espoir se ralluma dans son regard éteint. L’image d’un petit garçon brun lui revint en mémoire. Résolue, elle posa sa main sur la poignée.

    Elle ouvrit la porte.

     

    Assis sur le toit d’un chalet de bois, l’enfant vit sa jeune mère plonger tout droit dans le passage qui la mènerait à sa perte. Un instant, le temps d’un souffle, son cœur se serra. Une vague de mélancolie le submergea, puis se retira, ne laissant derrière elle qu’une plage abandonnée de tout sentiment.

    Alors, il prit son envole, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait. Quiconque aurait levé la tête vers le ciel à ce moment là aurait vu un oiseau drapé de noir s’élancer vers l’astre flamboyant, comme si sa vie en dépendait.

     

    Une grande bâtisse blanche se dressait au milieu d’un parc. L’une de ces fenêtres, au deuxième étage, était entrouverte. Une brise aussi légère qu’une plume s’y engouffra.

    La pièce n’était ni petite, ni grande. Ses murs étaient blancs, tout comme le lit qui se trouvait en son centre, tout comme les blouses des infirmières qui s’affairaient avec application. Au centre reposait une jeune femme au ventre rond et aux longs cheveux bruns qui s’éparpillaient sans ordre apparent sur l’oreiller, formant une auréole autour de son visage d’une pâleur mortelle.

    Un enfant sans souffle naquit. La femme hoqueta, et, malgré les efforts désespérés des médecins, la flamme qui brûlait en elle s’éteignit, alors qu’elle passait le seuil de la mort dans un village lointain, au milieu d’une étrange ruelle.

    Une mère cria quand enfin on lui annonça la nouvelle. Un mari s’effondra de chagrin, une sœur pleura toutes les larmes de son corps. La joie disparut de toute une famille, détruite par une lance de glace. Seul resta le souvenir d’une petite fille joueuse, d’une enfant espiègle, d’une adolescente vive et révoltée, d’une jeune femme partie au loin étudier, d’une future mère souriante et heureuse, et d’un regard éteint, d’un regard sans vie, d’un regard sans âme.

    Mais une mésange avait franchi la fenêtre ouverte aux quatre vents. Elle tournoya un instant puis se posa sur le corps du nourrisson qui n’avait su prendre sa première goulée d’air. Elle se fondit en lui, ne fit plus qu’un avec lui, elle lui donna sa force, sa vigueur et son cœur.

    Doucement, la poitrine de l’enfant se souleva. Ses yeux s’ouvrirent et, blessé par la vive lumière du jour, il se mit à pleurer.

     


  • Commentaires

    1
    Dimanche 1er Juin 2014 à 12:48

    Un style narratif très agréable, très imagé, très poétique. Pas trop long, juste ce qu'il faut, pour une nouvelle de ce genre. Bravo, c'est joli et c'est plaisant à lire.
    Bien joué ^^

    2
    Dimanche 1er Juin 2014 à 12:54

    Merci :) A l'époque, j'avais pris beaucoup de temps à l'écrire.

    3
    Dimanche 1er Juin 2014 à 12:55

    Ca se voit ^^

    4
    Vendredi 28 Août 2015 à 14:54

    C'est beau ce style très poétique, toutes ces comparaisons et métaphores nous font voyager !

    J'aime beaucoup cette nouvelle. Elle est très émouvante !

    Elwin

    5
    Vendredi 28 Août 2015 à 17:03

    Merci ^^

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :